Candidature de Zemmour : une France la tête basse !

Mettant fin à un faux suspense de plusieurs mois, Eric Zemmour vient de confirmer sa candidature à l’élection présidentielle.

Nous y voyons la confirmation d’un diagnostic que nous avons posé voici cinq ans, affiné et actualisé depuis : face aux bouleversements induits par la mondialisation, le modèle politique et le compromis social sur lesquels la France de l’après-guerre s’est reconstruite est de plus en plus fragilisé, détruisant les repères fondamentaux de l’existence commune (travail, sociabilité populaire, syndicats, partis politiques, culture de masse, etc.) et plaçant le quotidien d’un nombre croissant de citoyens, à commencer par les plus modestes, sous une triple insécurité : sociale, physique et culturelle.

Tandis qu’une partie de la société, essentiellement urbaine et diplômée, peut non seulement se protéger de ces menaces, mais plus encore profiter des bienfaits – car ils existent – de la mondialisation, le prolétariat ubérisé, les périurbains relégués, les classes moyennes déconsidérées sont peu à peu privés de ce qui les reliait à la société dans son ensemble : le sentiment d’appartenance à une communauté de citoyens rassemblés par un projet commun. Cette désagrégation du collectif ne pouvait s’accomplir sans susciter, par appel d’air, de nouvelles offres idéologiques : ainsi est venu le temps des passions identitaires. On a vu ces dernières années combien des entrepreneurs de l’identité, islamistes et décoloniaux, ont su capter des colères, répondant à la frustration d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration qui, à tort ou à raison, ne se sent pas reconnue ; on voit depuis plusieurs décennies, à l’autre bout d’un spectre social et politique, comment l’extrême-droite exploite le sentiment de dépossession vécu par un grand nombre de Français qui se sentent comme expulsés de chez eux. Il n’en fallait pas davantage pour que le « grand remplacement », pur délire mais baume efficace sur ces plaies identitaires, ne s’impose dans le débat public, au point de doubler l’entreprise familiale Le Pen sur la droite.

Grand Remplacement et Grand Soir des droites

Depuis dix ans et l’échec de Nicolas Sarkozy, toute une frange dure de la droite, conservatrice et autoritaire, cherche la formule magique pour capitaliser sur ces colères identitaires en les mettant au service d’un projet politique qu’elle juge Marine Le Pen incapable d’incarner : fonder une alliance des classes supérieures conservatrices (la fameuse « bourgeoisie patriote ») avec les classes populaires autour de valeurs d’ordre et d’autorité, avec pour principe central, voire pour unique raison d’être, l’inversion des dynamiques migratoires : la « remigration », ou le renvoi des immigrés chez eux, afin de restaurer le noyau originel de l’identité national, blanc et chrétien. Ce projet a été théorisé par Patrick Buisson dans La cause du peuple : c’est Eric Zemmour qui entreprend désormais de le réaliser.

Avant de hurler rituellement, avec l’efficacité que l’on sait, les démocrates de tous bords et la gauche en particulier doivent commencer par réfléchir au diagnostic que nous venons de rappeler, car il explique en grande partie pourquoi ça marche. La première raison du succès de Zemmour est sensiblement la même que celle qui a permis à Macron de surgir : la classe politique s’est à ce point liquéfiée qu’il n’y a pratiquement plus aucune barrière à l’entrée. N’importe qui peut y proposer n’importe quoi, à une condition : être médiatiquement efficace, ce qui implique d’être en permanence dans la recherche de l’affrontement. Et cela, Zemmour sait faire. La seconde raison de son audience est la plus cruelle à entendre : il parle des maux de la France tels que la grande majorité des Français, plus lucides que bien des commentateurs, les perçoivent. Si la sécurité, l’immigration, la dégradation du cadre de vie ou l’islamisme préoccupent nos concitoyens, ce n’est pas à cause de M. Bolloré, mais parce que la violence physique a objectivement augmenté, dans des proportions très importantes ; que l’immigration légale, qui était à 100000 personnes il y a 25 ans, est à 277000 personnes désormais ; et que l’islamisme constitue une menace non seulement pour la vie des Français, sous sa forme terroriste, mais aussi, de façon plus massive, une remise en cause de leur mode de vie qu’ils jugent massivement inacceptable.

Voilà une réalité qu’il ne sert à rien de nier, sauf à vouloir augmenter encore l’exaspération de ceux qui se convainquent que les élites sont déconnectées et leur cachent tout. Et il faut d’autant moins la nier que c’est en reconnaissant que oui, il faut parler d’immigration, oui il faut parler de sécurité, qu’on peut enfin dire que les diagnostics de M Zemmour comme de Mme Le Pen sont outrageusement exagérés quand il ne sont pas faux, et que leurs solutions sont irréalistes, approximatives, souvent contradictoires – par exemple quand ils refusent toutes les avancées en matière de lutte anti-terroriste – mais aussi, bien évidemment, dangereuses pour les libertés publiques et pour la concorde nationale. Et oui il faut parler de ces sujets pour pouvoir, une fois la supériorité d’une fermeté républicaine posément démontrée, rappeler qu’il y a aussi, et peut-être d’abord, pour faire une société, l’éducation, la culture, la protection sociale, l’aménagement du territoire, la politique du logement, le soutien à l’innovation, la lutte contre le réchauffement climatique et la protection de la biodiversité. Tel nous parait être l’ordre logique qu’il faut suivre, si on veut efficacement contrer l’offensive de l’extrême-droite.

Il faut aussi comprendre l’ambition profonde du nouveau candidat. Voulant sauver la France des mensonges de la gauche qui lui ont fait tant de mal, Eric Zemmour rêve de sceller la grande réconciliation des droites, des « vraies » droites pour lui : c’est-à-dire la droite bonapartiste, étatiste et autoritaire, et la droite légitimiste, celle de l’enracinement et de la tradition. Or l’alliance de ces deux droites s’est fracassée, par deux fois, au cours du Vingtième siècle : la première fois avec la Collaboration, et la seconde avec la Décolonisation. Tels sont les deux traumatismes qu’Eric Zemmour cherche à effacer. Comment ? En pétinisant De Gaulle et en gaullisant Pétain, comme il s’y essaie dans « Destin Français », rabaissant le premier pour mieux réhabiliter le second, et déclarant qu’ils étaient fondamentalement tendus vers un même but. Voilà pour la Collaboration, au prix d’un négationnisme scandaleux de la politique antisémite de Vichy. Quant à l’Algérie, elle lui sert de matrice explicative, au prix là encore d’une version complètement romancée des événements : nous n’aurions jamais dû accepter les Algériens sur notre sol, car avec eux est venu l’islam, cet ennemi mortel de l’Occident chrétien. Ainsi, Zemmour ne convoque l’Histoire que pour mieux l’occulter. Ce qu’il veut qu’on en retienne est diaboliquement simple : « C’est les Arabes ». La faute aux Arabes, donc, à tout propos et depuis toujours, mais aussi la faute aux aveugles, aux demi-habiles, aux complices, aux mous, aux enfants de chœur, à la gauche, à la droite qui n’est plus la droite, etc. Zemmour, lui, est un dur, un vrai, nous promet-il : à l’image des héros de guerre qu’il admire, il prétend se résoudre sans frémir à essuyer de lourdes pertes dans la guerre civile qui est, dit-il, « déjà là » et s’entend déjà dire, tel Napoléon : « une nuit parisienne repeuplera tout ça ».

Dictature ou comédie ?

C’est là que tout se complique. Car de deux choses, l’une : ou bien Zemmour compte effectivement exécuter son programme jusqu’au bout, qui est de restaurer une France qui, au passage, n’a jamais été telle qu’il l’a décrit ; et dans ce cas, on peut le tourner comme on veut, il n’a pas d’autre choix que de suspendre non seulement notre participation à tous nos engagements internationaux, mais aussi notre Constitution. Car la quasi-totalité de ce qu’il propose, autant que le flou de ses déclarations permettent de l’appréhender, est en contradiction totale avec la quasi-totalité de notre loi fondamentale, ce qu’on appelle le « bloc de constitutionnalité ». Autrement dit, le programme Zemmour n’est réalisable que dans une dictature. Autant le dire clairement. Ou bien il ne compte pas vraiment aller jusqu’au bout, par exemple en renonçant à exclure de la nationalité des Français par acquisition qui n’auraient pas fait la preuve de leur assimilation selon ses propres critères ; et alors il n’est qu’un démagogue cynique qui se contentera, comme l’ont fait Trump ou Bolsonaro, de maugréer contre « l’Etat profond ». Faute d’exercer un quelconque pouvoir sur le cours des choses, il en serait réduit à théoriser son impuissance, à attiser les oppositions identitaires en multipliant les provocations contre les journalistes, les fonctionnaires, les musulmans, les woke, etc. et à fabuler sur cette prétendue alliance entre une « bourgeoisie patriote » hyper-confinée sur les plans sociologique et idéologique, et des classes populaires jamais rencontrées – la visite de Marseille le montre bien -, réduites à des stéréotypes paresseux et trahissant, en fait, un vrai mépris de classe.

Mais foin de la politique-fiction : pour tout dire, nous ne croyons pas dans les chances de succès d’Eric Zemmour. Il n’est même pas sûr qu’il soit effectivement sur la ligne de départ le 10 avril prochain. Pourquoi ? Parce que, au-delà des difficultés pratiques qui se présentent désormais à lui, le recueil des 500 signatures n’étant pas la moindre d’entre elles, il y a une inadéquation à peu près totale entre ce que Zemmour prétend être, et ce qu’il est vraiment.

Ce qu’il prétend être, on vient de le dire : une grande synthèse du génie français, un intellectuel en politique garant d’une histoire millénaire, faisant don de son corps à la Patrie dont il ramasse le drapeau tombé à terre. Ce qu’il est vraiment ? Un journaliste au verbe vif, capable de fulgurances, mais à qui une culture essentiellement autodidacte et livresque à donné une vision à la fois exaltée et désincarnée de la politique, à mille lieues de ce qu’elle est. Ce qu’il est encore ? Un Parisien casanier, indifférent aux beautés de la France et ignorant des réalités du monde, heureux du succès qui lui permet de jouir d’un confort bourgeois – il en a le droit – mais le place à des années-lumières du quotidien de la France qui souffre. Ce qu’il est surtout ? Le contraire d’un chef. De toute sa vie, Eric Zemmour n’a rien dirigé d’autre que son propre destin ; le collectif lui est étranger, la psychologie des hommes un art dont il ignore tout. Malgré le don d’observation et d’analyse qu’il a su mettre à profit pour décoder les jeux de la politique, il ne sait pas ce qu’est un dossier. « Vous verrez ça avec mon Premier ministre », se contente-t-il de répondre, quand on l’interroge sur une question technique. Mais quiconque a un tant soit peu l’expérience de l’Etat sait qu’une telle attitude conduit immanquablement le chef à se dépouiller de ses prérogatives, et donc de son pouvoir. Est-il donc candidat à être un roi d’opérette ? Il le deviendrait vite, avec de telles dispositions.

Enfin, chez Eric Zemmour, le corps finit par trahir les idées. On aurait envie de lui dire, comme De Gaulle à Bidault – qui finira à l’OAS – en descendant les Champs-Elysées à la Libération : « Redressez-vous ! ». Que dire de sa déclaration de candidature ? Sur le fond, pas grand-chose de neuf, mais sur la forme une énième confirmation : il ne parle pas aux Français. Il ne les regarde pas. Il baisse les yeux, et tout le haut du corps avec, une raideur nucale l’empêchant de tourner la tête vers ses interlocuteurs, et de fixer l’horizon. Cette posture ressemble à ses idées : elle regarde par terre et baisse les bras parce que tout est foutu, parce que la France a bel et bien dit son dernier mot, et qu’elle n’attend plus qu’un conteur crépusculaire pour l’aider à se rappeler sa grandeur passée. Au fond, de l’éloge des grands contempteurs de la modernité comme Maurras à la réhabilitation de Pétain, Zemmour réactive un travers historique de la droite nationaliste française : le défaitisme. On nous promettait Bonaparte au Pont d’Arcole ? Ce que nous avons sous les yeux, c’est plutôt un peu engageant Petit Père la Défaite.

Tout cela, il faut le dire, bien sûr, mais il faut aller beaucoup plus loin. Il y aura toujours un Zemmour après Zemmour, et tout comme celui-ci a su tirer les leçons des insuffisances de Marine Le Pen, le prochain champion du nationalisme identitaire pourrait fort s’appliquer à corriger les défauts du premier en plus des handicaps de la seconde. Qu’il s’appelle Robert Ménard, Marion Maréchal ou un autre, nous sommes loin d’en avoir fini avec cette proposition politique, qui est l’exacte négation de la République que nous défendons.

Que faire ?

D’abord, proscrire tout anathème moral : cela ne sert à rien d’autre qu’à fortifier l’adversaire.

Ensuite, parler aux Français de leurs problèmes, en restant parfaitement indifférents aux critiques et aux sarcasmes d’où qu’ils viennent, y compris aux procès en collusion ou en complicité objective qu’une partie de la gauche, celle qui pactise avec les identitaires de l’autre bord, ne manquera pas de faire. Un problème n’existe pas parce que Jean-Luc, Eric ou Yannick en ont décidé ainsi : il existe parce que les Français le constatent. Et il faut y répondre, avec sérénité et précision. Donc il faut une réponse républicaine, humaniste, démocratique, ferme, réaliste, sur les questions régaliennes, comme d’ailleurs sur toutes les questions.

Enfin, faire la démonstration que le projet républicain n’a rien d’un idéal désincarné – comme le soutiennent de conserve les nationalistes et les décoloniaux -, mais qu’il constitue au contraire la meilleure réponse pour faire face au déficit de légitimité et à la rupture de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. La reconstitution d’une unité politique autour des valeurs républicaines, qu’ont en partage beaucoup de nos concitoyens aujourd’hui déboussolés et inquiets, est le préalable sans lequel nous ne pourrons affronter les multiples défis du XXIème siècle : rupture climatique, maîtrise des innovations technologiques, mutations de l’ordre géopolitique, chocs démographiques ou encore transformations du rapport au travail. Et pour tout cela, il faut redresser la tête et retrousser nos manches !