La manifestation contre « l’islamophobie » se voulait un moment de rassemblement, pour les musulmans et contre l’extrême-droite. Ce fut au contraire un moment de division. Division politique tout d’abord, entre des gauches plus que jamais irréconciliables ; mais aussi et surtout aggravation des divisions nationales, dont la gagnante est toujours la même : Marine Le Pen.

Que retiendront les Français ? Ils n’entreront sans doute pas dans les subtilités sémantiques ou les explications de texte alambiquées, mais ils n’oublieront pas deux images : une petite fille qui, comme des dizaines d’autres participants, arbore ce qui ressemble fort à une étoile jaune, établissant un parallèle odieux entre le statut des juifs sous Vichy et la condition des citoyens musulmans dans la République ; et des « Allahu Akbar » scandés et repris par la foule par l’un des organisateurs, Marwan Muhammad. Toutes les explications et les justifications n’y changeront rien : cette image est désastreuse et indéfendable.

Qu’on ne se méprenne pas : descendre dans la rue contre l’attaque de Bayonne, contre les saillies racistes de Zemmour, contre les instrumentalisations de la laïcité et des valeurs républicaines par l’extrême-droite, elle qui les a toujours combattues, nous l’avons toujours fait et nous le ferons toujours, et tant pis si nous avons de franches oppositions avec ceux aux côtés de qui nous battrons le pavé. Tant pis si, comme lorsque, seuls, nous avons appelé à nous rassembler devant l’ambassade de Nouvelle-Zélande après l’attentat anti-musulman de Christchurch, perpétré par un suprémaciste, nous avons été rejoints par une poignée de militants de l’islam politique venus nous insulter.

Et nous savons aussi que bien des manifestants, la plupart sans aucun doute, sont des concitoyens exaspérés qu’on s’interroge du matin au soir sur leur adhésion à la République. Le problème est qu’ils ont été pris en otage par des militants dont ils ne partagent pas nécessairement les causes, et auxquels demain, Eric Zemmour se fera un plaisir de les amalgamer. Entre la démarche paisible des familles et l’agressivité des Marwan Muhammad ou Taha Bouhafs, quelle image restera ? La seconde, bien sûr, hélas. Hélas, car cette image négative rejaillira entièrement sur les premiers en alimentant les amalgames des identitaires d’extrême-droite.

Reste le problème de la gauche, ou plutôt de cette gauche, qui n’est pas toute la gauche, qui s’est rendue à la manifestation. Ne revenons pas sur les excuses et les coquetteries, plus ou moins crédibles, de ceux qui n’ont pas assumé d’avoir signé l’appel à manifester. Parlons de ceux qui assument, Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise en tête, mais aussi Europe Ecologie Les Verts, Génération.s, le NPA, le PCF, la CGT : en acceptant de se rallier à une manifestation « contre l’islamophobie », ils en ont accepté toutes les ambivalences, préalables à tous les renoncements.

L’emploi du mot « islamophobie » par les organisateurs de la marche du 10 novembre aurait dû pourtant les alerter. Ce mot amalgame la critique de la religion et la critique d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de sa religion. Charb, dans sa « Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes », avait tout dit. Il en est mort.

L’appel faisait également référence aux « lois liberticides ». Certains à gauche ont expliqué, gênés, que ce terme faisait référence aux lois de « l’état d’urgence ». Jean-Luc Mélenchon est même allé jusqu’à expliquer sans sourciller que cette mention faisait référence à la proposition de loi LR sur les mères accompagnatrices, qui n’a aucune chance d’être adoptée. Mensonge grossier ! Il suffisait d’écouter le principal instigateur de la manifestation, l’élu de Saint-Denis Madjid Messaoudene, interrogé par Quotidien : il vise explicitement la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles et la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Et certains vont plus loin, en remettant en cause la neutralité des fonctionnaires, c’est-à-dire l’un des piliers de la laïcité.

Là-dessus, il aurait été inimaginable il n’y a pas si longtemps que quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, laïque intransigeant, fasse le moindre compromis. Manifester pour défendre le droit d’être bigot, sexiste, homophobe et conspirationniste, comme certains des co-signataires ? Il aurait été partagé entre la colère et l’éclat de rire. Mais ça, c’était avant. Désormais la France insoumise, comme la gauche, est en crise, et lutte pour sa survie politique. En choisissant de courir après une revendication identitaire après avoir fait le choix l’an dernier de courir derrière les Gilets jaunes, la FI commet la même erreur et en paiera un prix identique : une image écornée, une base désorientée, un gain politique inexistant.

Plus largement, la gauche est à l’heure des choix : soit elle choisit la voie électoraliste et s’adonne au clientélisme identitaire. Elle y perdra son honneur d’abord et les élections ensuite, et laissera seuls sur scène Emmanuel Macron et Marine Le Pen, avec la droite républicaine en trouble-fête. Soit elle relève la tête et retrouve ses principes de toujours, comme l’ont fait le Parti Socialiste, le Parti des Radicaux de Gauche, la Gauche Républicaine et Sociale : elle ne gagnera pas forcément les élections, mais elle verra revenir vers elle des citoyennes et des citoyens qui ne se résolvent pas à voir la tenaille identitaire refermer ses mâchoires, avec une droite libérale pour dernier rempart.

C’est donc un choix historique qui s’offre à nous. Ce choix, nous le formulons depuis la naissance de notre mouvement. Il est notre raison d’être. C’est pourquoi nous sommes décidés à contribuer, avec les formations républicaines et progressistes qui le voudront, à entamer dès maintenant la reconstruction. Nous invitons tous les citoyens qui se reconnaissent dans cette démarche à nous rejoindre.