A partir de 2016, nous avons repris dans nos différentes interventions la métaphore de la « tenaille identitaire » utilisée par notre ami Gilles CLAVREUL. La tenaille identitaire, c’est le face-à-face qui menace de s’installer entre extrême-droite et islam politique, accaparant et polarisant le débat public de telle sorte qu’un nombre croissant d’acteurs se décident à choisir l’un ou l’autre camp, donnant ainsi naissance à une gauche diversitaire, souvent appelée de façon polémique « islamo-gauchiste », ainsi qu’à une droite identitaire qui, sans forcément rechercher une alliance politique avec l’extrême-droite, reprend à son compte certains de ses marqueurs idéologiques.

Ce concept est très différent de l’idée, aujourd’hui désuète, selon laquelle « les extrêmes se rejoignent ». D’abord parce que la tenaille identitaire met en mouvement des personnes, des courants de pensée ou des formations politiques qui n’ont rien d’extrémistes, mais qui se positionnent de plus en plus sur et en fonction de critères liés à l’identité. Ensuite parce que, bien plus que de chercher des ressemblances entre deux pôles idéologiques somme toute très dissemblables, l’intérêt de la métaphore est de donner à voir un mécanisme, celui qui entraîne solidairement des forces politiques et des courants idéologiques autour d’un même axe. Pour le dire de façon prosaïque, tout tourne de plus en plus autour de l’identité ; et les forces qui entraînent le mouvement sont des minorités radicales, peu nombreuses en effectifs mais très déterminées et très structurées sur le plan idéologique.

Deux forces opposées, réunies par l’axe identitaire

Il ne s’agit donc pas de dire que l’extrême-droite et islamisme sont identiques ; du reste, elles n’opèrent pas exactement dans les mêmes champs : l’extrême-droite est avant tout politique, l’islamisme, quand bien même parle-t-on « d’islam politique », est agissant sous des formes essentiellement spirituelles, culturelles et sociales.

En revanche, ce qui donne de la force à l’une donne de la force à l’autre : chaque événement, chaque polémique qui met en scène une problématique identitaire ou qui peut être exploitée sous cet angle, permet aux uns comme aux autres d’occuper le terrain, de paraître et de se légitimer, créant un effet agrégatif puissant, auquel tous les autres acteurs ont le plus grand mal à se soustraire. De #MeToo aux attentats, de l’immigration aux études intersectionnelles, du déboulonnage des statues aux « violences policières » en passant par les immarcescibles polémiques autour du voile, tout un chacun est sommé de choisir un camp, ou se retrouve assimilé à l’un ou à l’autre sans même l’avoir voulu. Malheur à ceux qui font entendre une nuance : ils passent pour des mous, des naïfs, voire des traîtres. Rien n’est plus inconfortable que de se retrouver déventé, en chasse-patate, quelque part entre les deux bords : il faut faire bloc, ou se savoir condamné à essuyer les tirs croisés. Si tenaille ne plait pas, prenez étau, prenez engrenage, prenez ce qu’il vous plaira, pour peu que l’idée centrale, qui est que le débat public se retrouve piégé et qu’on ne se sort pas facilement de ce piège, vous aide à en percevoir le danger et à en combattre la logique.

Mais qui critique la tenaille identitaire critique surtout la « tenaille ». Or le terme le plus important, c’est bien évidemment « identitaire ». C’est à Laurent Bouvet que revient le mérite d’avoir, le premier – et bien avant la naissance du Printemps Républicain – attiré l’attention sur l’avènement de « l’âge identitaire », par cette torsion idéologique du libéralisme qui place l’affirmation de droits individuels et collectifs déterminés par des caractéristiques de genre, de « race », d’origine ou de religion, au-dessus de l’appartenance à une classe sociale, et plus encore à la communauté politique. Là où la démocratie républicaine postule l’existence de désaccords dépassables entre des citoyens égaux, la dérive identitaire de la démocratie libérale fige des divisions indépassables entre des identités que nul ne peut ni ne veut abandonner. En république, on se rassemble parce qu’on constate la nécessité de s’unir autour d’un projet commun, ce qui implique de mettre à distance nos différences. Dans le monde identitaire qui vient, on ne se rassemble que pour autant qu’on se ressemble. Il n’est pas difficile de voir vers quels conflits cela nous entraîne.

L’illusion fatale du « moindre mal »

Reste l’appréciation de leur menace respective. Ceux qui prétendent donner une priorité absolue à la lutte contre l’islamisme usent de deux arguments, l’un explicite, et l’autre moins avouable. L’argument explicite est de considérer que l’extrême-droite ne représente aucun danger, alors que l’islamisme tue. A cela, il faut répondre d’abord que l’extrême-droite, dans ses composantes les plus radicales, peut tuer et qu’elle l’a prouvé dans plusieurs pays ces dernières années. Il faut surtout faire valoir que le type de danger que constitue l’extrême-droite est d’ordre politique : alors que l’islamisme entreprend la conquête par le bas, l’extrême-droite peut s’emparer du pouvoir, et donc conquérir le pays par le haut.

On voit venir l’objection : « Et alors ? ». Et alors, est-ce si grave, qu’une extrême-droite assagie et dédiabolisée (cela reste à prouver) s’empare du pouvoir, si cela peut nous débarrasser des islamistes ?

Deux arguments sous-tendent ce raisonnement. Premier argument : la menace islamiste est telle qu’il faut faire l’union sacrée – et peu importe avec qui. D’ailleurs, ajoutent les plus audacieux, les premiers résistants n’étaient-ils pas issus de l’extrême-droite, comme le regretté Daniel Cordier ? Deuxième argument : l’extrême-droite n’est pas, ou n’est plus, vraiment dangereuse. Mieux, elle n’aurait pas la main qui tremble face aux islamistes ; tant pis si nous devions le payer d’un recul raisonnable de nos libertés.

Cette logique du prétendu moindre mal, on ne la connait que trop. Ceux qui invoquent la Résistance si mal à propos devraient s’en souvenir : c’était celui de ceux qui criaient « plutôt Hitler que Staline », et qui en fait pensaient « plutôt Hitler que Blum ». Qui plus est, les hommes de la droite nationale qui ont rejoint la Résistance ne l’ont pas fait en suivant la ligne idéologique de leur famille politique, massivement engagée aux côtés de Pétain : ils l’ont fait individuellement, faisant passer l’intérêt de la patrie avant toute chose. La Résistance a agrégé des Français de toutes sensibilités et il n’y a qu’Eric Zemmour pour oser défendre aujourd’hui, contre toute vérité historique, que l’essentiel des Résistants – qu’il confond volontiers avec les Français libres – étaient maurrassiens. En revanche, à la Libération, les collabos étaient d’extrême-droite sans exception. Voilà la vérité historique.

L’extrême-droite, moins dangereuse que les islamistes ? C’est le second argument, et il ne vaut pas mieux que le premier. De quoi parle-t-on ? De risques totalement différents : on l’a dit, l’extrême-droite peut arriver au pouvoir, pas les islamistes. Que ferait l’extrême-droite au pouvoir ? Pour l’économie, les finances publiques, la protection sociale, les relations internationales, on renverra à la faiblesse insigne de leur programme et à l’exposé brillant qu’en a fait la candidate du Front National lors du débat face à Emmanuel Macron.

Tordons le cou en revanche à la légende urbaine qui place quelque espoir dans ce parti « à poigne » en matière de lutte contre l’insécurité en général, et contre l’islamisme en particulier. Là, il faut rappeler que le Front National s’est constamment opposé à toutes les mesures de renforcement des lois antiterroristes au niveau national comme au niveau européen, avec des arguments d’ailleurs très proches de ceux de la France Insoumise : dispositifs inadaptés, inutiles, voire liberticides. Jamais les amis de Mme Le Pen n’ont su adopter une posture de responsabilité sur ces questions. Quant à la lutte contre l’islamisme, il faut rafraîchir la mémoire de quelques-uns à propos des liens anciens entre le Front National et le régime iranien, grand argentier du terrorisme international, que ce soit sur notre sol ou au Liban. Il faut aussi rappeler le soutien constant des leaders frontistes à Bachar El-Assad, présenté comme un rempart contre les islamistes, alors que c’est le même Bachar qui a ordonné la libération de milliers de jihadistes pour contrer et désorganiser l’Armée syrienne libre. Sans ce geste fou, pas d’Etat islamique. Voilà pour le soi-disant « réalisme » pro-Bachar de l’extrême-droite : il n’est rien d’autre que de l’incompétence intéressée.

Reste le point fondamental : pour quoi se bat-on exactement ? Ce n’est pas tout d’être contre l’islamisme – si tant est que l’adversaire ne soit pas, pour certains, l’islam tout court. Encore faut-il se mettre d’accord sur les valeurs qu’on lui oppose. Le Front National défend-il ces valeurs ? Défend-il les libertés ? Il veut les réduire. L’égalité ? Il s’en rit. La justice ? Il la méprise. La laïcité ? Il instrumentalise le mot pour mieux trahir le principe. La fraternité ? Et puis quoi encore ? La République ? Il l’a toujours combattue.

Non, rien, jamais, ne peut justifier d’être conciliant envers l’extrême-droite. Aucune alliance ne peut être envisagée. Voilà aussi pourquoi nous continuerons à mettre en garde contre la tenaille identitaire : car nous ne voulons pas choisir entre deux maux, le moindre. D’abord parce qu’il n’est pas moindre. Ensuite parce qu’en acquiesçant à la droite extrême en voulant éviter l’islamisme, on ne fera pas disparaître l’islamisme, mais on portera un coup fatal à la République. Rien n’est plus dangereux ni émollient qu’un pragmatisme sophistiqué pour habiller cette incurable maladie française : l’esprit de défaite.