Après Gaspard Glanz, voici Taha Bouhafs : comme lors de l’arrestation du fondateur de Taranis News, la garde à vue de l’employé du site d’information Là-bas si j’y suis, la semaine dernière, a suscité des réactions offusquées de plusieurs sociétés de journalistes, de nombreux journalistes eux-mêmes et également de responsables politiques : c’est la liberté de la presse que la police – et donc le pouvoir – chercherait à museler et surtout l’activité de journalistes indépendants qui à travers une forme de militantisme militeraient surtout pour le droit d’informer. Cette belle histoire qui mêle vigilance et résistance suscite largement notre interrogation.

Ce n’est pas la première fois que le Printemps Républicain souligne certaines dérives propres au journalisme dérégulé, notamment quand l’affaire revient à cacher ses opinions personnelles derrière une prétendue qualité de journaliste alors entravée. Sur cette question comme sur d’autres, une retenue républicaine est de rigueur tant la presse joue un rôle essentiel dans notre démocratie. Et si, comme aiment le répéter tous les défenseurs de la presse, il faut « porter la plume dans la plaie », selon la belle formule d’Albert Londres, alors allons-y !

Revenons tout d’abord sur les faits : le mardi 11 juin 2019, Taha Bouhafs a été placé en garde à vue durant 24 heures alors qu’il couvrait une manifestation de travailleurs sans papiers et son portable a été mis sous scellé. Il sera jugé début 2020, pour « outrage et rébellion sur une personne dépositaire de l'autorité publique ». Pour les mêmes motifs, en avril dernier, le journaliste Gaspard Glanz avait connu deux jours de garde à vue, interpellé après avoir fait un doigt d’honneur aux forces de police alors qu’il couvrait une manifestation de gilets jaunes.

Dans les deux cas, il s’agit de personnes qui mélangent deux activités : ils travaillent pour des médias en ligne et sont en même temps engagées politiquement. En effet, ni l’un, ni l’autre ne cachent leurs opinions tranchées en les exposant crûment sur les réseaux sociaux, parfois par l’insulte, ou en les exprimant lors de rassemblements publics. Dans la pratique, leur métier consiste à se rendre sur les lieux des manifestations ou des mouvements sociaux qu’ils filment avec leur téléphone ou une caméra go pro afin de capter des images brutes, au plus près du terrain. Ce genre de « reportage » s’est multiplié ces dernières années connaissant une grande popularité grâce aux réseaux sociaux. Remy Buisine, l’un des importateurs de cette pratique en France lors du mouvement Nuit debout, a même été engagé par le magazine vidéo Brut qui multiplie la couverture de happenings politiques et sociaux.

Si le Printemps Républicain n’a pas vocation à s’exprimer sur les raisons des arrestations, c’est la réaction à ces arrestations qui soulève nos interrogations et que nous voulons discuter.

En effet, suite à l’arrestation de Taha Bouhafs, une vingtaine de sociétés de journalistes et de rédacteurs ont dénoncé, dans un communiqué publié par Libération vendredi 14 juin, l'arrestation du « journaliste militant » comme « une nouvelle atteinte à la liberté de la presse, mais aussi au secret des sources, pierre angulaire de notre profession ». Première organisation de la profession, le Syndicat national des journalistes (SNJ) a également apporté son soutien au reporter comme l’ont également fait de nombreux journalistes et politiques.

Ainsi, après avoir accepté que l’on distribue gratuitement des journaux à la sortie des métros, après avoir accepté que l’on diffuse gratuitement leurs articles sur le web, après avoir accepté de cohabiter avec des blogueurs dans des conférences de presse, après avoir accepté de se faire insulter et maltraiter par ceux qui leur déniaient de faire un vrai métier, ce qu’il reste des journalistes acceptent désormais assez curieusement que n’importe quel militant s’affuble de leur identité professionnelle. Pire, ils volent à leur secours croyant ainsi sauver ce qu’il reste de leur métier. Le SNJ devrait pourtant se référer à sa propre Charte d’éthique professionnelle. Fondatrice de la profession, c’est elle qui permet de qualifier ou non un travail de journalistique. Or que dit-elle ? Celle-ci parle d'information de qualité, de mise en contexte, de recul et d'impartialité. Rien de ce que font messieurs Glanz et Bouhafs.

Quand Taha Bouhafs, pas encore « journaliste », invente la fake news de l’université Tolbiac, laissant croire que les CRS ont tué un étudiant, respecte-t-il la Charte du SNJ ? Non.

Quand messieurs Glanz et Bouhafs insultent des forces de police, respectent-ils la Charte ? A l’évidence non.

Quand Taha Bouhafs, alors employé de Là-bas si j’y suis, donc « journaliste », prend la parole à un meeting à la bourse du travail de Paris en soutien aux gilets jaunes et dit que la police est responsable du meurtre de deux jeunes à Grenoble, respecte-t-il la présomption d’innocence prévue par cette même Charte ? Encore une fois non.

Quand messieurs Glanz et Bouhafs insultent des confrères sur les réseaux sociaux car ceux-ci sont en désaccord avec eux, défendent-ils la liberté d’expression et le droit à la critique prévue par la charte ? Toujours pas.

Taha Bouhafs, militant du Comité Adama et ancien candidat de la France insoumise respecte-t-il le devoir d’impartialité prévu par la Charte ? Non.

Quand Gaspard Glanz, fiché S, écrit un texte plus que complaisant sur le black block, est-il en mesure de respecter le devoir de neutralité prévu par la Charte quand il couvre une manifestation gilets jaunes ou d’ultra gauche ? Il nous semble que non.

Comme on le voit, ce journalisme dit « indépendant » l’est surtout vis à vis des règles du métier. Il prend ses aises avec les contraintes que tous les autres professionnels respectent dans leur grande majorité. Ce faisant, ceux-ci sont qualifiés de mainstream (qui signifie vendus au pouvoir, aux élites ou au capital) ou, mieux encore, de militants eux aussi. C’est ce que dit Taha Bouhafs lorsqu’il est interrogé sur sa pratique du métier : « Je ne suis pas plus militant qu'un journaliste du Point ou de BFM-TV » a-t-il déclaré au magazine Reporterre. Quel sophisme !

Ainsi, le militant s’autorise du journalisme pour en revendiquer les droits comme le fameux secret des sources (dont serait investi le téléphone portable qui lui a été confisqué), mais il s’affranchit des contraintes qui garantissent réellement l’indépendance. Pire, il étouffe le professionnalisme sous un relativisme politique : tous militants ! A partir de là, le journalisme n’est plus qu’une posture que le militant dénonce en la faisant sienne.

S’il n’y a que des militants, il n’y a plus de faits et l’information devient un combat pour le monopole du récit légitime dans lequel la police et la justice jouent le rôle d’auxiliaires des uns ou d’adversaires des autres. Rien n’est donc plus dangereux que de laisser prospérer de tels délires idéologiques. La presse n’est sans doute pas parfaite – ce qui suscite précisément l’apparition de ce genre de personnages – mais à ses défauts, les républicains sincères ne peuvent inlassablement qu’opposer les règles déontologiques du métier.

Dans ces conditions, comment tous ces journalistes, sociétés de rédacteurs et syndicats de journalistes, notamment le SNJ garante de cette Charte, peuvent-ils à ce point se fourvoyer dans une telle affaire ? Telle est la question que tout républicain devrait se poser. Telle est l’interpellation que nous lançons à l’ensemble de la profession.